Les Profanateurs

J'ai déjà eu l'occasion ici de chroniquer des romans de Martial Caroff et en particulier le volet précédent des Enquêtes d'Antisthène, le philosophe cynique ayant sévi à la fin de la Guerre du Péloponnèse. Voilà qu'Antisthène revient, et il est vénère, comme disent les élèves... C'est aussi l'occasion de (re)faire un petit séjour athénien, vers la fin de l'époque classique. On ne dira jamais assez à quel point cette époque représente un moment rare dans l'Histoire de la civilisation : pendant une petite cinquantaine d'années se sont croisés, dans cette petite ville d'Athènes qu'un roi perse avait en vain juré de soumettre, une véritable foule de personnages dont les noms - et bien souvent les oeuvres - sont restés dans les mémoires. Le plus surprenant, c'est que ces gens se sont pour la plupart connus et fréquentés dans des circonstances de la vie quotidienne !
Résumé :
En -415, Athènes n'a toujours pas renoncé à ses prétentions hégémoniques sur la Grèce. Quelques mois plus tôt, sous le commandement d'Alcibiade, ses soldats ont même commis une véritable épuration ethnique à Mélos, une île des Cyclades déterminée à rester neutre dans le conflit entre la fragile démocratie et les redoutables spartiates. Alors que se prépare une nouvelle expédition, cette fois-ci vers la Sicile, voilà qu'un sinistre présage s'abat sur Athènes : presque tous les bustes de Hermès sont mutilés dans la Cité ! Antisthène, qui a fondé une école philosophique, est inquiet : bien qu'il professe l'indifférence à l'égard des coutumes et même des lois, il sait que la relative bienveillance dont il bénéficie vient de ce qu'Athènes est encore une démocratie. Or, en temps de guerre, il se pourrait bien que le pouvoir change de mains... Alors, quand il apprend qu'un esclave a mis en cause Alcibiade lui-même dans une autre affaire de profanation religieuse, et que son nom a aussi été lancé dans cette des Hermès mutilés, il comprend qu'une fois de plus, il va devoir dénouer l'écheveau des responsabilités. Sans savoir que, peut-être, l'intérêt d'Athènes et la justice pourraient se mettre à s'opposer...
Le personnage d'Alcibiade, homme politique athénien éminent, est l'un des arguments majeurs de cette histoire même s'il est plus souvent évoqué en paroles par les protagonistes plutôt que vu en personne. Alcibiade, réputé pour son goût du pouvoir à tout prix, et son talent consommé pour le double-jeu et la trahison, n'est certes pas la figure la plus admirable de la bande mais le simple fait qu'il ait été pupille de Périclès et disciple de Socrate montre bien ce phénomène d'imbrication sociale, caractéristique d'une époque si courte et pourtant si brillante. Epoque brève à cause de la fragilité du régime politique athénien, celui d'une démocratie archaïque, toujours sur le point de basculer vers l'oligarchie et en tout cas xénophobe, ne pouvant être citoyens que les descendants de citoyens et de femmes athéniennes. Antisthène est ici très conscient de la fragilité de la démocratie athénienne, dont il est d'ailleurs exclu par sa naissance. Même s'il n'analyse pas les causes de cette fragilité, il n'est pas sans chercher à y remédier à sa façon, et à son niveau. A ce titre Les Profanateurs est un roman politique, la démocratie athénienne étant (presque) une théocratie. Les enjeux des relations entre les différentes factions politiques cherchant à s'emparer du pouvoir me semblent fort bien rendus par l'auteur : pour nombre d'entre eux, la guerre elle-même n'est qu'une façon de faire avancer leur cause à l'intérieur des fortifications athéniennes...

La grandeur, chez les orateurs de l'Athènes antique, le cède volontiers à la médiocrité. Comme dans toutes les époques pourries, les complots fourmillent et peuvent atteindre n'importe quel personnage quelque peu public. En limitant le recours aux personnages fictifs et aux circonstances non documentées, Martial Caroff renforce la crédibilité d'une intrigue pas si différente de la basse politique actuelle, où les uns et les autres s'échangent coups bas et coups fourrés. Alcibiade en fera les frais, au nom de l'esprit des lois d'Athènes ; mais en fin de compte, c'est la Cité toute entière qui en paiera le prix, comme l'aurait voulu le destin cruel des tragédies de Sophocle - lequel apparaît au passage comme l'un des personnages majeurs de l'intrigue...

Tout comme le précédent volet, cette histoire si sérieuse est adoucie par quelques traits d'humour cynique et la présence parfois un peu malmenée d'un jeune disciple d'Antisthène, qui n'est autre que le futur Platon : façon pour l'auteur, peut-être, de rappeler que les époques les plus dangereuses contiennent toujours quelque lueur d'espoir... Quoi qu'il en soit, un livre plutôt réussi, qui laisse à penser qu'Antisthène pourrait bien reprendre du service. Qui sait, peut-être aura-t-il à enquêter lors de l'occupation étrangère, sous les Trente Tyrans ?

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